La rage meurtrière de l’Homo anabolicus

Omniprésents dans les milieux sportifs et du culturisme, la testostérone et ses dérivés de synthèse, utilisés à des fins de dopage, peuvent conduire à des accès de violence extrême.

D’après une étude britannique publiée en 2018 dans l’International Journal of Drug Policy, le nombre de recherches effectuées sur Internet au sujet des stéroïdes anabolisants grimpe en flèche chaque année au mois de janvier et atteint un sommet au début de l’été. Sans doute, nombreux sont ceux qui prennent la résolution, en début d’année ou avant de fréquenter les plages, de développer leur musculature… Donnée complémentaire: le 25 juin 2013, on pouvait lire sur le lefigaro.fr: «Une étude montre que le nombre de sites proposant la vente sans ordonnance de produits dopants a augmenté de 125% en 1 an. En ce qui concerne les stéroïdes anabolisants, pour la même durée, les sites ont progressé de 544 à 737, soit une croissance de 35%.»

Inutile de préciser que dans l’univers du sport et du culturisme, la testostérone et ses dérivés de synthèse sont fort prisés. Ils le sont aussi dans d’autres milieux, celui des videurs de boîtes de nuit et des agents de sécurité, par exemple. Malgré les contrôles, les substances anabolisantes restent très utilisées, non seulement par des sportifs amateurs, qui s’approvisionnent essentiellement via Internet, mais également dans le sport professionnel. «Lance Armstrong, qui a indiqué que la testostérone faisait partie de son “cocktail”, a gagné 7 Tours de France en ridiculisant l’armada des laboratoires anti‑
dopage de la terre entière!», rappelle le docteur Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport et auteur de nombreux livres sur les aspects médicaux du cyclisme ainsi que sur le dopage dans différentes disciplines.

La testostérone et ses dérivés synthétiques intéressent les sportifs pour plusieurs raisons: ils agissent comme des «engrais du muscle», augmentent l’érythropoïèse et, partant, le transport de l’oxygène, et influent sur le psychisme en rendant l’individu plus pugnace, plus volontaire, capable d’accepter des charges d’entraînement plus lourdes. Autrement dit, l’éventail des disciplines sportives pour lesquelles ce type de dopage présente un intérêt est vaste et ne se limite pas, comme d’aucuns ont pu le croire en première analyse, à des sports où la force musculaire est essentielle: haltérophilie, lancement du poids, football américain, rugby, sprint… Ainsi, pour les marathoniens, athlètes parmi les plus maigres, les anabolisants offrent le double avantage d’accroître l’érythropoïèse et de leur conférer la capacité de s’entraîner beaucoup plus longtemps. «Nombre d’entre eux utilisent les mêmes produits que les bodybuilders, explique Jean-Pierre de Mondenard. La différence est que ces derniers absorbent des quantités phénoménales de protéines, qui facilitent l’hypertrophie musculaire.»

Effets délétères
Il arrive que les doses de testostérone ou de stéroïdes anabolisants absorbées par les athlètes soient presque 100 fois supérieures aux doses thérapeutiques prescrites en médecine humaine. Or les études montrent que les effets délétères de ces molécules sont proportionnels à la quantité administrée.

Précisément, ces effets potentiels sont légion. Le docteur de Mondenard en a dressé la liste en 2004 dans son Dictionnaire du dopage (Éditions Masson – 1.237 pages) et l’a actualisée en janvier 2019. Historiquement, le premier stéroïde anabolisant disponible sur le marché français fut le nandrolone, commercialisé au début des années 1960. Les 26 et 27 janvier 1963 s’est tenu à Uriage-les Bains, sous l’égide du Haut Commissariat à la Jeunesse et aux Sports, le premier colloque européen sur le dopage. Au terme des débats fut éditée une motion détaillant les produits à prohiber. Les anabolisants n’y figuraient pas; au contraire, ils étaient assimilés à des vitamines. En 1964, un numéro de la revue Éducation physique et sport, organe officiel de la Société médicale française d’Éducation physique et de Sport, proposa un compte rendu du colloque. Qu’abritait la deuxième de couverture? Une publicité pour le nandrolone… On pouvait y lire: «Augmente la masse et le tonus musculaire. Renforce la trame osseuse. Action psychotonique puissante», ce dernier élément étant écrit en rouge.

Il faudra attendre les années 1970 pour que la communauté scientifique et les autorités sportives reconnaissent le pouvoir dopant de la testostérone ainsi que de ses dérivés, et qu’elles évoquent de graves effets secondaires sur la santé, tels que des tumeurs hépatiques, des cancers de la prostate ou des ruptures tendineuses. Il est également question de cas de suicide, comme celui du discobole danois Kaj Andersen, qui s’était jeté du haut de la cathédrale de Viborg le 15 septembre 1973.

Aujourd’hui, on sait que les effets organiques généraux de la prise de stéroïdes anabolisants sont nombreux et sévères: détérioration de la cellule hépatique (surtout à la suite de l’administration per os des stéroïdes), péliose hépatique due à une hépatotoxicité des androgènes 17 α-alkylés pris par voie orale, cancer du foie, hépatite par cholestase, hémorragies digestives, maladies cardiovasculaires (infarctus, hypertension artérielle), diabète, affections rénales, apnées du sommeil, ruptures tendineuses, interruption de la croissance chez les jeunes athlètes, œdèmes (visage bouffi, gonflement des chevilles et/ou du bas des jambes), hypertrophie de la prostate.

Les effets secondaires potentiels touchant spécifiquement les femmes sont les suivants: acné, voix grave, rauque et grinçante (symptômes irréversibles), hypertrophie de la pomme d’Adam et du clitoris, arrêt des règles et de l’ovulation, hirsutisme, stérilité, involution mammaire. Chez les hommes, les éléments suivants sont à mettre en exergue: atrophie testiculaire, oligospermie et stérilité réversibles, gynécomastie douloureuse à la suite de l’aromatisation de la testostérone, érections fréquentes, douloureuses et continues, hypertrophie du pénis et accroissement du nombre d’érections chez les adolescents.

Dans son relevé, le docteur de Mondenard parle également de perturbations biologiques: élévation du risque de maladies coronariennes à la suite d’une augmentation des taux de triglycérides et de cholestérol (avec diminution du cholestérol HDL, surtout lorsque les anabolisants sont administrés per os), concentration excessive de sucre sanguin, hyperbilirubinémie et élévation des transaminases. À cela s’ajoutent des «manifestations
cliniques et “subjectives”»: langue douloureuse et enflammée, mauvaise haleine, modifications du désir sexuel (des hauts et des bas), évanouissements et vertiges, maux de tête fréquents ou continus, nausées et sensations de ballonnement, douleurs dans le bas ventre, douleurs osseuses, envies d’uriner fréquentes, tics, dépendance, léthargie, sautes d’humeur (pleurs sans raison), épisodes d’irritabilité incontrôlable et d’agressivité, «rage des stéroïdes» (voir infra).

Sous couvert de la  réglementation…
Pour le médecin, les principaux signes devant éveiller la suspicion quant à une prise de stéroïdes sont le gain rapide de masse musculaire et l’instabilité émotionnelle et caractérielle. S’y greffe – mais cela est plus difficile à apprécier de l’extérieur – une modification du désir sexuel. Jean-Pierre de Mondenard rapporte le cas d’un culturiste qui, au début de ses cures de dopage aux anabolisants, avait jusqu’à 13 rapports sexuels par jour, ce qui finit par sonner le glas de son couple.

Se pose également la question des contrôles antidopage. Bien que les stéroïdes synthétiques soient désormais aisément détectables lors de ces contrôles, il n’est pas rare que des athlètes se fassent encore prendre la main dans le sac. «Si ces stéroïdes sont délivrés par injection, ils restent repérables durant plus de 6 mois dans les urines, indique Jean-Pierre de Mondenard. Par contre, en cas de prise par voie orale, le contrôle sera généralement négatif au bout de quelques jours après l’arrêt de la cure.» Bref, il suffit d’être bien informé ou bien conseillé pour éviter le couperet. À la fois efficaces et peu androgéniques, les deux stéroïdes synthétiques les plus prisés par les sportifs sont la nandrolone et le stanozolol, molécule qui fut à la base de la disqualification du sprinter canadien Ben Johnson aux Jeux Olympiques de Séoul, en 1988.

Pour la testostérone, le test antidopage s’appuie sur le rapport testostérone/épitestostérone, voisin de 1 chez 90% des individus. Il y a suspicion de dopage lorsque ce rapport est supérieur à 4. Dans ce cas est alors appliqué un test isotopique qui montre si la molécule stéroïdienne est naturelle ou exogène. «En clair, à peu près tout le monde peut se doper à la testostérone sous couvert de la réglementation: il suffit de conserver un rapport testostérone/épitestostérone inférieur à 4, explique le docteur de Mondenard. C’est ce qu’a fait Armstrong durant toute sa carrière en utilisant des patches et des gels plutôt que des injections.»

La rage des stéroïdes
Comme nous l’avons rapporté, la publicité pour le nandrolone parue en 1964 dans la revue française Éducation physique et sport attribuait à ce stéroïde anabolisant une «action psychotonique puissante». À l’époque, personne ne s’en émut. Or il est acquis aujourd’hui que le dopage aux anabolisants peut mener à des troubles de la personnalité, à une perte de contact avec la réalité, à des hallucinations, à la paranoïa et à la violence. La rage des stéroïdes se traduit précisément par un accès de violence extrême, parfois proche de la barbarie. Ainsi, des cas de défenestration, de matraquage au moyen d’une batte de base-ball ou d’immolation par le feu ont été décrits. Jean-Pierre de Mondenard rappelle par ailleurs que la justice norvégienne a révélé que l’extrémiste Anders Behring Breivik était sous l’emprise de stéroïdes anabolisants au moment de la tuerie qui a coûté la vie à 77 personnes le 22 juillet 2011 sur l’île d’Utøya.

La rage des stéroïdes est facilitée par certains traits de personnalité ou certains désordres psychiatriques, ainsi que par la prise de «cocktails de dopage» renfermant des stimulants ou des produits désinhibants tels que l’alcool, le cannabis ou les stupéfiants. «Plusieurs affaires se sont d’ailleurs déroulées dans des boîtes de nuit», rapporte notre interlocuteur. L’environnement propre au sportif de haut niveau, adulé, convaincu dans certains cas d’être au-dessus des lois,
constitue aussi un élément facilitateur.

En 1999, un ouvrage consacré au milieu du football américain révélait que 21% des joueurs avaient été impliqués dans des affaires de violence – parfois des meurtres – les ayant amenés devant les tribunaux. Avant de mourir d’une tumeur au cerveau en 1992, Lyle Alzado, réputé pour son jeu violent, avait reconnu l’usage massif de stéroïdes et d’hormone de croissance, ajoutant que 90% des joueurs en faisaient autant.

Selon le docteur de Mondenard, force est de reconnaître que les sportifs ont la violence facile. Il cite les exemples récents d’un triple sauteur et d’un coureur de 3000 steeple français auteurs d’agressions violentes. Ou celui d’un sportif amateur d’Amiens accro au bodybuilding, condamné à une lourde peine de prison pour avoir tenté d’assassiner son ex-compagne à coups de couteau. «Il m’avait sollicité pour savoir si son acte pouvait être en rapport avec la prise d’anabolisants», ajoute le médecin français. Si l’on fait abstraction du sport de haut niveau, le culturisme constitue vraisemblablement le microcosme le plus touché par la prise de stéroïdes anabolisants.

Il y a de quoi être interpellé par toutes ces affaires. D’autant que, comme le disait Lance Armstrong, «ça (se doper) fait partie du job». Les foyers potentiels de la rage des stéroïdes et les passages à l’acte sont plus nombreux qu’on ne l’imagine a priori. Le feu couve dans le regard de certains athlètes et de certains Homo anabolicus. Pour plusieurs observateurs, dont le docteur de Mondenard, il n’est d’ailleurs pas exclu que la rage des stéroïdes ait contribué au meurtre perpétré le 14 février 2013 par l’athlète paralympique Oscar Pistorius sur la personne de sa compagne Reeva Steenkamp. «La probabilité que les stéroïdes anabolisants aient influé sur son comportement est de 99,9%», estime Jean-Pierre de Mondenard.

  • Journaliste scientifique

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